Tribune libre

Les mots de la crise

Pendant les mois de crise au sein de la chaîne et au lendemain de la disparition de La Cinq, plusieurs journalistes faisaient entendre leurs voix. A l'écran ou sur le papier des journaux, il y avait comme un esprit de révolte.

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Triste Reality Show, par Marie-Laure Augry.

Une mort complotée, par Paul Lefèvre.

L'éditorial de Pierre-Luc Séguillon.

 

Triste reality show

Par Marie-Laure Augry. ( avril 1992 )

Jusqu'à la dernière minute, nous n'avons pas voulu y croire. Jusqu'à la dernière minute, nous avons eu une lueur d'espoir. Et puis, tout à coup, l'espace d'une image, ce fut l'écran noir. L'interruption définitive de l'image et du son. Et nous sommes restés comme tétanisés, le regard fixé sur les écrans de télévision pendant de longues minutes. Un silence insoutenable, des larmes et beaucoup de dignité. La régie s'est éteinte. On savait que désormais tout était fini et que nous allions devoir nous séparer.

La famille 5 allait être disloquée. Une séparation encore plus cruelle après 4 heures de direct, d'émotion, d'amitiés, de souvenirs et d'éclats de rire. 4 heures d'histoires vraies de la Cinq. Leur chaîne qui ne se résumait pas à Voisin Voisine, ou à quelques séries B. Une chaîne qui était aussi un espace de créativité, de liberté. Une chaîne qui avait accueilli des auteurs, des réalisateurs, des comédiens. Une chaîne qui avait surtout su donner un nouveau souffle, un nouveau ton à l'information.

Aujourd'hui sur votre zappeur le chiffre 5 est aux abonnés absents. Pour la première fois au monde, une grande chaîne, une chaîne généraliste disparaît, victime d'une gestion déplorable, d'une réglementation trop tatillonne, victime de l'indifférence des pouvoirs publics. Reste l'espoir, l'espoir de voir renaître une autre Cinq. Une chaîne qui pourrait être un peu la vôtre grâce à l'actionnariat des téléspectateurs. Reste votre soutien Fabuleux : l 400 000 adhérents. Du jamais vu.

Désormais rien ne pourra se faire sans vous.

 

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Chronique d'une mort complotée

Par Paul Lefèvre. ( avril 1992 )

Avez-vous eu, dans votre vie, un chagrin d'amour ? Seuls, ceux qui ont souffert ainsi d'une femme, peuvent nous comprendre, nous, les amants abandonnés de La Cinq. Et le goût d'amertume est d'autant plus fort que ce n'est pas elle qui nous a chassés. Elle nous aimait, elle riait avec nous an point de mettre une étoile dans sa chevelure. Elle avait même, ces derniers temps, accroché son cœur pour nous dire qu'elle ne voulait pas qu'on se quitte. Non, nous ne l'avons pas déçue, ce sont ses tuteurs, gérants implacables, harpagons avides, qui nous ont poussés dehors, en claquant, à l'heure dite, le volet de sa fenêtre.

Comme l'amoureux désespéré, dissimulé au fond du parc, fixe les Persiennes closes d'une chambre où il n'y a plus ni rires ni soupirs, Je me surprends parfois à regarder l'écran vide. Je sais parfaitement que la vie n'y est plus mais je regarde tout de même avec, au fond de la mémoire, le générique qui martèle les années passées.

Pour chacun de nous. La Cinq n'était pas un employeur. C'était une aventure et une équipe.

L'aventure, en 87, j'étais venu pour elle. Nous savions que nous avions, chaque matin, le dos au mur. La bataille pour exister, elle se livrait contre l'argent, contre le autres chaînes, contre les pouvoirs. La bataille se livrait aussi contre les habitudes des téléspectateurs dont beaucoup, aujourd'hui, regrettent de ne pas nous avoir soutenus depuis le début. S'ajoutait la mode, chez nos petits camarades de la presse écrite, de nous glisser sous les pas, chaque matin, quelques papiers acides en forme de peaux de banane. Mais la guerre était jolie parce que nous étions persuadés de gagner un jour et que nous faisions notre métier avec ardeur.

L'ardeur, c'était l'équipe. J'en étais le doyen et c'était très rigolo. La plupart de ces jeunes auraient pu être mes filles ou mes fils. Beaucoup me faisaient entrer le premier dans l'ascenseur ce qui ne les empêchaient pas, en conférence, d'essayer leurs jeunes griffes sur le cuir tanné du vieux chien de presse.

Dimanche soir, je me suis éclipsé un moment. Réfugié dans ma tanière du 3' étage, j'avais les larmes aux yeux et je voulais le cacher. Nous nous étions jurés de ne pas être tristes. Du moins de ne pas le montrer. Quel bel instrument d'information, quelle belle équipe nous avons formé... La nostalgie vous enveloppe comme un bain qui se refroidit...

Dans ma vie, j'ai eu, à Europe l, à Antenne 2, à quitter des équipes que j'aimais. Pour mon malheur, je suis l'homme des amitiés du quotidien, je suis l'homme des rires, des engueulades, des rencontres dans le couloir, des cafés qu'on s'offre, des femmes copains qu'on courtise pour qu'elles sourient et que la vie soit belle même si les emmerdements s'amoncèlent. Voilà pourquoi, ce matin, je suis triste d'être seul. Le temps qui passe est implacable. On a beau se jurer de rester en contact, peu à peu on se perd. Heureusement le monde de la presse est petit. Et tous ces jeunes sont des bons. Après un temps de purgatoire que je vais sans doute partager, leurs visages et leurs voix vont ressurgir. Et nous pourrons faire un bras d'honneur à la malchance. D'autant que cette équipe n'est plus seule, des centaines de milliers d'entre vous l'ont rejointe.

Extraordinaire, ce sentiment d'être enfin aimés que nous avons ressenti depuis janvier. Nous représentions une voix, un ton dont beaucoup veulent qu'ils revivent. Un autre combat vient de commencer. Il ne va pas être facile.

Quelle joie d'avoir, de nouveau, un pari à gagner...

 

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L'éditorial de Pierre-Luc Séguillon

La Cinq vous manque. La Cinq nous manque. Ses informations avaient une liberté de ton et une indépendance d'esprit. En voici un exemple avec l'Editorial de Pierre-Luc Séguillon lors du journal de 20 heures du 25 mars 1992 après les déclarations de Georges Kiejman contre la Cinq alors ministre délégué à la Communication.

M. le ministre de la Communication est bien inspiré de dire que, si le gouvernement se voyait proposer un projet privé, intéressant et viable de reprise de La Cinq, il laisserait faire ; ce qui est donc a contrario reconnaître que le gouvernement n'a pas jugé tel le projet de Silvio Berlusconi et donc n'a pas laissé faire. Dommage que dans le même temps Georges Kiejman reconnaisse que le gouvernement jure ses grands dieux qu'il n'intervient nullement;

Monsieur le ministre de la Communication à bien raison de dire que la disparition de La Cinq n'est pas un drame national, que sont six cents salariés remerciés aux regards de 3 millions de chômeurs que compte notre pays ? Dommage cependant qu'il n'ait pas convenu que condamner à mort un organe de presse national c'est un drame de la liberté.

Monsieur le ministre de la Communication, n'a pas tort de mettre en garde le million de citoyens qui ont voulu soutenir La Cinq contre le rêve. Dommage toutefois qu'il n'ait pas précisé que le gouvernement avait fait en sorte d'empêcher qu'un support bancaire raisonnable relaie cette utopie.

Monsieur le ministre de la Communication renouant avec une vieille tradition est fondé à dispenser une leçon de pluralisme et de journalisme. Dommage toutefois, qu'il n'ait pas précisé que demain, il n'y aura plus en France que deux journaux télévisés comme aux beaux vieux temps : celui de la Une et celui de la Deux et de la Trois fusionnées.

Monsieur le ministre de la Communication est dans son rôle quand il annonce que demain la Sept aménagée sous le titre de chaîne de la curiosité prendra la place de La Cinq. Dommage qu'il use de tant de circonvolutions et de déguisements pour dire qu'elle est depuis des mois le choix du gouvernement.

Je crois que Monsieur le ministre de la Communication devrait savoir qu'un des maux qui ronge notre vie nationale est l'incapacité des politiques à parler clair et franc. C'était pourtant bien simple. Il suffisait de dire que le gouvernement sait mieux que le peuple ce qui est bon pour le peuple et quels sont ses besoins. Et que faute de changer le peuple, il change de chaîne.